dimanche 27 novembre 2011

Acte 3 : CATACLYSMES


Le Chœur  avec le Citateur
"Et Ninurta fit déborder les barrages, tandis qu'Anunnaki incendiait le pays tout entier. Et Adad déploya dans le ciel son silence de mort."

"La terre se brisa comme une jarre. Le premier jour que souffla la tempête, elle souffla furieuse, et passa sur les hommes comme la Guerre."


Silence.


Je (au Numérotateur, avec autorité)
Continuez


Le Numérotateur  (sa voix tremble un peu, la certitude de sa nécessité se fissure)
Récit numéro 57


Le Récitant

Ils sont dix. L'officier désigne mon frère. Deux soldats appuient sur ses épaules. Mon frère est à genoux. L'officier dégage le col et tire.


Les Acteurs ont mimé la scène à la perfection.


Le Numérotateur
Récit numéro 58 et 59


Le Récitant
Un couple, qui vivait dans un hôtel social de Saint-Ouen, rue Voltaire, est décédé ce vendredi soir vers 22h, dans l'incendie de sa chambre.


Les Acteurs ne parviennent encore pas à jouer la scène car une douche de lumière s’allume de nouveau  brutalement sur la journaliste.


La journaliste (en direct de)(spot rouge)
Les autorités de la préfecture de Miyagi, nord-est du Japon, sont sans nouvelles de 10 000 habitants de la ville portuaire de Minamisanriku.


Le Chœur (depuis l’ombre au fond de la scène)
"Les eaux forcissent de quinze coudées. Elles recouvrent toutes les hautes montagnes. Tout ce qui a souffle de vie agonise. Tous mouraient."


La journaliste (en direct de)(le spot est devenu violet)
"Avec le séisme, le tsunami et les centrales nucléaires, nous vivons la plus grave crise depuis la Seconde Guerre mondiale" a dit Naoto Kan.


Silence.


Je (au Numérotateur, avec autorité)
Continuez, je vous dis. Les immenses catastrophes n’ont jamais empêché tout un chacun de mourir totalement.


Le Numérotateur
Récit numéro 60


Le Récitant
L'ovule fécondé a été implanté dans l'utérus. Mais, cela n'a pas tenu. Elle dit : "Mais, moi, ce ne sont pas des cellules que j'ai perdues".


Je (découragée et comme à elle-même, s’assied en bord de scène, les pieds dans le vide qui sépare la scène du public)
Ma contrainte était "140 manières de mourir en 140 caractères", mais je dois le dire, je suis dépassée par les évènements.


Je (sentencieuse, et s’adressant à nouveau au spectateur)
Nos fictions sont dévorées par les évènements du siècle. Je vous ai entraînés dans un jeu : va-t-il mener au cœur des centrales nucléaires?


Je  (au Numérotateur, encore plus découragée, si c’est possible)
Allez, continuez s’il vous plait.


Les Acteurs font rouler la scène vers l’avant du plateau et se préparent. Lit de fortune, infirmière qui empêche la fille de rester auprès de sa mère, en un geste forcément théâtral. Ils miment la " Douleur pour longtemps " avec une posture qui ressemble à un arrêt sur image..


Le Numérotateur  (tremblant comme une feuille)
Récit numéro 61


Le Récitant
Hôpital, service de cardiologie : " Interdit, faut pas rester, cela les fatigue ". Supporter sa mort, avec la pensée d'elle, seule, la nuit.


Le Chœur  (se rassemble autour du Récitant en arc de cercle, joue la carte de la cohésion parfaite, cohésion dans la mort, mais cohésion quand même.)
Le jeune Aristote a écrit : "L'humanité périt de façon diverse : par la peste, la famine, les séismes, la guerre, cent variétés de maladies,

..et surtout par des déluges, comme celui qui eut lieu sous Deucalion, et qui fut terrible, sans pourtant avoir fait périr tous les hommes."

Le Numérotateur
Récit numéro 62


Je (tentant de reprendre la situation en main, indique à L’Historien le pupitre de conférence.)


L’Historien
Le récit qui va suivre est extrait d’un témoignage écrit. Jean Migault fait partie de ces innombrables protestants qui, dans les années 1680, ont dû souffrir les exactions des dragons venus lui extorquer une abjuration. Il a pu s’enfuir en Hollande d’où, par chance pour les Historiens, il a fait le récit de ses tribulations afin d’instruire ses enfants et de les conforter dans leur foi réformée. Or la mort traverse plusieurs fois ce texte, notamment de deux manières très différentes : mort de la femme de Jean Migault, après un accouchement ; mort d’un petit enfant, malade, au cours de la dragonnade de 1681. Ces deux événements tragiques seront l’occasion, pour nous, de nous interroger sur la manière de vivre la mort, en milieu huguenot, vers la fin du XVIIe siècle.


Le Récitant
14 avril 1683. Elle s’accoucha, mais, vingt et quatre heures après, elle fut saisie d’une violente fièvre qui ne l’abandonna qu’avec la vie.


L’Historien
Parmi les malheurs qui ont accablé les dernières années d’Elisabeth Fourestier, il y a la mort de son fils René, à trois mois, en pleine dragonnade, le 31 août 1681. L’enfant est alors chez sa nourrice, très malade. Sa mère ne peut le voir que très brièvement, car elle cherche à échapper aux dragons qui ont investi sa maison. Sentant sans doute sa fin proche, elle le baise et le recommande à Dieu. Peu après arrive Jean Migault, qui fait de même. René meurt quelques heures plus tard.
Suit une scène étonnante : " ce malheureux prêtre [le curé de Thorigné], poussant sa rage contre moi jusques au bout, ayant appris la mort de cette petite créature, voulut obliger le mari de cette nourrice de jeter aux chiens ce petit corps mort. Mais cet homme, quoique papiste, autant chrétien que le prêtre était barbare, n’en voulut rien faire, mais porta cet innocent cadavre chez ledit sieur Champion [le pasteur], lequel eut la bonté de le faire enterrer au soir dans les sépultures de ceux de notre religion. "


Je (ne s’occupant plus du tout de L’Historien et tentant de prévoir la suite et de nouveau comme à elle-même)
Réaction en chaîne : séisme : 1800 morts, raz de marée : 10 000, catastrophe nucléaire : ?, la bourse de Tokyo s'effondre                 : ?, panique : ??.


"Je" lit chaque point d’interrogation " Qui sait ? "


Le Chœur
Il y a les morts qu'ils comptent et ceux qu'ils ne comptent plus, ceux qu'ils nomment encore et ceux qui ont perdu jusqu'à leur nom.


La journaliste (en direct de)(spot rouge sang)
Le Colonel poursuit les raids aériens sur la Cyrénaïque. Il reprend une ville après l'autre. Des révolutionnaires meurent par bombardements.


Le Lecteur Critique (parlant à Je)
Si la radioactivité monte trop sur le site combien de temps chaque technicien peut-il intervenir sans en mourir?


Le Chœur
L'enceinte a explosé, le cœur est dénoyé et entre en fusion, un autre cœur explose. Et du ciel, les hélicoptères lâchent des bombes à eau.


Le Chœur
On arrête les bombes à eau, on essaie les canons à eau. Le canon à eau est-il au nucléaire ce que le pistolet à eau est à la bombe atomique?


Je (faisant sa tirade, comme dans toute pièce de théâtre)
Si l'on compare le nombre des villes englouties par le tsunami et le nombre des morts annoncées, on sait que les chiffres sont incohérents.
11 Mars 2011 : 50 - 13 mars : 703 - 14 mars : 1597 - 15 mars : 3676 - 16 mars : 4314 - Un mort ne compte donc qu'après avoir été identifié.

Il m'arrive un chose étrange : j'ai oublié pourquoi je m'étais lancée dans le jeu littéraire des "140 manières de mourir en 140 caractères".

La contrainte "140" risque d'exploser, de fondre, d'être noyée, irradiée, bombardée, assassinée, fissurée, ensevelie à jamais sous la terre.

Ici, tout continue d'être doux : le printemps qui arrive, l'alerte météo orange dans le Sud Ouest, les vies suivies de morts qui vont à leur rythme.

Je me suis noyée dans le verre d’eau de la contrainte, chaque histoire singulière s’est perdue sous les décombres de l’anonymat.


Je (sanglote).


Le Chœur
Le vestibule de l'enfer : "Par moi on va dans la cité dolente, par moi on va dans l'éternelle douleur, par moi on va parmi la gent perdue."


Le Numérotateur reprend en Italien avec le Chœur.
"Per me si va nella città dolente, per me si va ne l'etterno dolore, per me si va tra la perduta gente. Lasciate speranza, voi ch'intrate."


Le Lecteur Critique (époustouflé)
Ce matin, à la une du quotidien communiste l’Humanité, les mots leur ont manqué, ils ont titré "Fukushima aux portes de l'enfer".



(L'Auteur arrive, bien décidé à sauver la contrainte.)

L’Auteur (sentencieux)
L'auteur ne doit pas se noyer dans le verre d'eau de sa contrainte : chaque histoire singulière ne doit pas se perdre sous les décombres de l'anonymat et des morts par milliers.

Je (sort sans cesser de sangloter).


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